Cet article fait partie du deuxième numéro du Hungry Boowkorm, consacré à la Pologne. Pour le sommaire, c’est ici.
Je reconnais mon ignorance et je bats ma coulpe : avant de m’intéresser à la Pologne pour ce numéro du Hungry Bookworm, je n’avais jamais entendu parler de Witold Gombrowicz.
Pourtant, ce n’est pas comme si le bonhomme était un inconnu. En Pologne, il est même une star nationale. Il a figuré quatre fois sur la liste des nominations pour le prix Nobel ; ses romans et son journal sont unanimement considérés comme des chefs d’œuvre ; et son théâtre est régulièrement joué en France.
En revanche, je connais bien le nom de Wozniak : c’est lui qui fait les petits dessins anguleux dans le Canard Enchaîné. Alors, quand j’ai entendu dire qu’il préparait un projet avec le réalisateur Andrzej Wolski, j’ai sauté sur l’occasion et sur mon téléphone.
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L’histoire commence il y a environ deux ans, lorsque Rita Gombrowicz, veuve de l’écrivain, contacte le réalisateur Andrzej Wolski pour lui proposer un projet dont elle rêve depuis longtemps : un roman graphique consacré à son défunt mari. Andrzej Wolski, qui a réalisé plusieurs documentaires sur la vie de Gombrowicz, connaît bien le sujet. En voyant un dessin de Wozniak dans le Canard, il pense à lui proposer une collaboration. L’éditeur Denoël, qui vient de republier une partie de l’œuvre de Gombrowicz, dont Bakakaï, est conquis par le projet.
Wozniak n’est pas un nouveau venu dans l’univers de Gombrowicz. Dans la Pologne soviétique, la plupart des publications de l’écrivain étaient interdites ; on se passait donc de main en main quelques exemplaires copiés de façon artisanale, tapés à la main, reproduits au papier carbone, ou importés depuis l’étranger - par exemple via la maison d’édition Kultura, située à Maisons-Laffitte.
Wozniak, encore étudiant, avait créé une série d’illustrations pour Trans-Atlantique. Il glissait les originaux dans l’exemplaire en circulation, un dessin toutes les 10 ou 20 pages, et c’est ainsi que chaque lecteur de l’ouvrage clandestin pouvait admirer les illustrations.
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Mettons le récit sur pause un instant.
Glisser ses originaux dans un livre pour ensuite le faire circuler, pour la majorité des illustrateurs d’aujourd’hui (dont moi), ça relève du cauchemar. La nuit, je vois des doigts pleins de confiture laisser des traces sur mes chers dessins. Alors, au risque de passer pour une cloche, je pose la question à Wozniak : pourquoi ne pas les photocopier, tout simplement ?
“Ce n’était pas comme aujourd’hui, où tout le monde a une imprimante, me répond-il. À l’époque, les photocopies étaient soumises à un contrôle très strict de la police. Lorsqu’on allait dans une boutique faire des copies, le gérant était obligé de garder pour les autorités un exemplaire de ce qu’on avait imprimé. De même, les machines à écrire étaient en accès contrôlé, et autorisées seulement pour des professions comme les médecins et les journalistes.”
Je me rappelle alors le film La vie des autres, qui se passe en RDA, où un dramaturge cache sous les lattes de son parquet la machine à écrire qu’il utilise pour taper des textes critiques du régime. Je n’avais jamais réfléchi au fait que la simple possession d’une machine à écrire puisse faire l’objet d’une interdiction.
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Mais revenons à nos moutons graphiques.
Comment fabrique-t-on une biographie dessinée ? Le genre est en plein essor ces dernières années, et tout le monde y passe, de Nick Cave à Nellie Bly, avec parfois quelques maladresses dans le récit (je ne donnerai pas de noms). Alors, comment cuisine-t-on ce plat bizarre qu’est la vie réinventée d’une personne réelle ?
Dans le cas de Gombrowicz, Andrzej Wolski se base essentiellement sur le journal, où l’écrivain a recensé minutieusement de nombreux épisodes de sa vie, et qui reste assez méconnu en France. Pour autant, ce travail n’est pas un scénario que Wozniak retranscrirait ensuite en images, comme le fait par exemple Jean van Hamme pour la série XIII (et avec lui la plupart des scénaristes de séries). Ici, au contraire, le texte et l’image se déploient chacune de son côté et se complètent.
“C’est pour ça qu’on préfère parler d’un roman graphique plutôt que d’une bande dessinée, m’expliquent les deux auteurs. Dans notre travail, l’image n’illustre pas le texte ; elle l’élargit, lui offre une nouvelle dimension. Quand on pense bande dessinée, on pense petites cases qui se suivent, et nous voulions éviter cela.”
Le récit s’éloigne d’une biographie stricte : lorsque les auteurs n’ont pas tous les éléments, il remplissent les trous avec leur imagination, toujours aidés par les indications de Rita Gombrowicz. Les anecdotes qu’elle raconte permettent de donner à l’ensemble une tonalité légère, tout en restant absolument fidèle à l’esprit de Witold Gombrowicz. “Le principe qui nous guide, c’est qu’il faut qu’on s’amuse à créer ce roman graphique, dit Andrzej Wolski. Si on s’amuse, alors le lecteur s’amusera aussi.”
Wozniak prend également le parti de jouer avec les techniques et les formats : “c’est la première fois que je fais ça. Jusqu’à présent, j’ai toujours privilégié soit les petits formats genre Canard Enchaîné, soit les très grands formats. Mais mêler les deux au sein d’un même travail, c’est inédit pour moi.”
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Si la maquette n’est pas encore en route, une partie des dessins sont déjà visibles sur le site de Wozniak. Gombrowicz jouant aux échecs avec la mort, Gombrowicz se saluant lui-même dans la rue… Ces planches bizarres et inattendues donnent très envie de voir le résultat final.
Et moi, ça me donne aussi très envie de lire Gombrowicz. Il n’est jamais trop tard pour découvrir un écrivain majeur.