Les mille vies d'Erik Veaux, traducteur
Du prix Nobel, des diplomates qui pleurent, et des vaches suédoises.
Cet article fait partie du deuxième numéro du Hungry Boowkorm, consacré à la Pologne. Pour le sommaire, c’est ici.
Traducteur du polonais, du suédois et du russe vers l’allemand, Erik Veaux a un pedigree impressionnant. Et, du haut de ses 84 ans, il est dans une forme olympique. Rencontre.
L’histoire d’Erik Veaux commence de manière pas banale. “Ma mère était suédoise, raconte-t-il. En Suède, quand j’étais petit, je gardais les troupeaux de vaches sur l’île d’Örland. J’étais face à la mer Baltique toute la journée, dans la nature.”
Cette enfance entre la Suède et la France donne au petit Erik le goût des langues. Plus tard, quand il doit choisir un cursus universitaire, il se lance dans les études de russe - “parce que le prof de russe était le plus sympa,” s’amuse-t-il.
Et le polonais ? “À la fac, il fallait choisir une deuxième langue slave. Alors j’ai pris le polonais, un peu par hasard. Et puis je suis allé en Pologne, et ça m’a bien plu.” Il faut dire qu’il ne rencontre pas n’importe qui : il suit les cours d’Aniela Micińska, traductrice de Flaubert vers le polonais et grande amie du futur prix Nobel Czesław Miłosz. “À l’époque, en Pologne, si on arrivait en étant à la fois français et pas communiste, toutes les portes s’ouvraient. Avec un tel accueil, forcément, je ne pouvais que m’y plaire.”

Il passe plus tard le concours de l’ENA et entame une carrière de diplomate, passant d’ambassade en ambassade à travers l’Europe. Il passe aussi d’une langue à l’autre, et au fil des années, les langues se mêlent. “Avant, quand je parlais polonais, on me disait que j’avais l’accent russe. Maintenant, quand je parle russe, on me dit que j’ai l’accent polonais. Peut-être mon centre de gravité linguistique s’est-il déplacé…”
Bilingue, trilingue, quadrilingue, il est bien placé pour jouer le rôle d’interprète lors des rencontres officielles. Ce job occasionnel lui joue parfois des tours : “Un jour, j’ai discuté avec un diplomate en Suède. Je parlais en suédois, naturellement. Mon interlocuteur a eu les larmes aux yeux ! C’est que j’avais l’accent des paysans suédois des années 50, l’accent de quand il était petit.”
Ses fonctions diplomatiques, couplées à ses qualités d’interprète, lui permettent de rencontrer les personnages les plus importants de la Pologne de l’époque : “L’épouse de Lech Wałęsa, Danuta Wałęsa, est venue en France pour défendre un livre qu’il avait publié. C’était encore à l’époque de l’URSS, et Lech Wałęsa savait bien que s’il sortait de Pologne, les autorités ne le laisseraient jamais rentrer au pays. C’est pour cela que son épouse Danuta est allée à Oslo récupérer le prix Nobel de la paix qu’il a reçu en 1983. Et de même, c’est elle qui a fait la promotion de son livre à travers l’Europe, quelques années plus tard. Ce n’était pas facile pour elle, car elle n’avait pas fait beaucoup d’’études et n’était pas très à l’aise dans ces milieux-là1. Je l’ai accompagnée dans toute sa tournée, pendant trois jours, en tant qu’interprète.”


Car en parallèle, Erik Veaux mène une intense vie littéraire, traduisant à tour de bras les auteurs polonais les plus reconnus, avec lesquels il noue parfois des liens très forts. Il en va ainsi de Ludwik Flaszen, metteur en scène et critique, co-fondateur avec Jerzy Grotowski du Théâtre Laboratoire dont les pièces expérimentales marquent la scène des années 1960. C’est lui qui crée le concept de “théâtre pauvre”, en référence au travail de Grotowski. Entre lui et Erik Veaux, qui le rencontre dès 1963 en Pologne, se développe une profonde amitié qui durera jusqu’à la mort de Flaszen.
Il travaille aussi sur des témoignages majeurs du 20e siècle en Pologne, par exemple l’œuvre de Miron Białoszewski. Poète, romancier, auteur de théâtre, il publie en 1970 un Mémoire de l’insurrection de Varsovie, dans lequel il relate la réalité quotidienne de cette révolte menée en 1944 par la résistance polonaise et qui sera commenté entre autres par Czesław Miłosz. C’est aussi Erik Veaux qui traduit Le monde de pierre, récit de camp de concentration par Tadeusz Borowski.
Si au fil des ans Erik Veaux a traduit une multitude de genres, par exemple de nombreux romans policiers, le théâtre reste au cœur de son travail. Sa recommandation du moment : Amok, d’Elisabeth Czerczuk, qui se joue près de la place de la Nation. Une pièce surprenante, échevelée, où se mêlent les enjeux de la création artistique et des troubles psychiques dans une mise en scène audacieuse.
Pour autant, le traducteur ne dédaigne pas la littérature plus légère, et notamment les livres jeunesse. Il est heureux de parler de son ouvrage Andzia, de Piotr Mankowski, publié aux éditions de la Cerise avec des illustrations de Przemyslaw Truscinski : “Ce sont des aventures écrites par un prêtre du XIXe siècle pour ses neveux et nièces. À l’époque, c’était la mode des contes moralisateurs, mais il les détourne pour en faire quelque chose de très drôle. Avec les illustrations en noir et blanc de Przemyslaw Truscinski, ça fait un livre très chouette.”
Avant de quitter Erik Veaux (je lui ai quand même tenu la jambe pendant une heure et demie) (quelle patience homérique), je lui pose une dernière question : que faut-il pour être un bon traducteur ?
“Le sens de la musique, répond-il sans hésiter. Pour le théâtre, pour la poésie, mais aussi pour la prose. Il faut faire comme Flaubert avec son gueuloir. C’est vraiment ça le plus important.”
À lire et à voir
Piotr Mankowski, Przemyslaw Truscinski, trad. Erik Veaux : Andzia, éditions de la Cerise, 2023
Amok, Théâtre Elisabth Czerczuk, jusqu’au 12 décembre
Ludwik Flaszen, trad. Erik Veaux : Grotowski et compagnie, sources et variations, Entretemps, 2015
Miron Białoszewski, trad. Erik Veaux : Mémoire de l’insurrection de Varsovie, Calmann-Lévy, 2002
Ça ne l’a pas empêchée de devenir un personnage de comédie musicale. J’espère que vous aimez le rap en polonais.