"Une littérature seule est une littérature pauvre" : les Argonautes
Maintenir et diversifier un catalogue de traductions, mode d'emploi
Cet article fait partie du premier numéro du Hungry Bookworm (octobre 2024), dont le sommaire est disponible ici.
Les chiffres sont écrasants. En 2023, plus de la moitié des livres traduits vers le français l’étaient depuis l’anglais. Dans la moitié restante, un tiers était occupé par le japonais. Les autres langues de monde se partagent donc, à elles toutes, un quart du marché.

Une situation injuste pour ces langues minorées, dont la littérature n’est pas moins pertinente que celle des auteurs anglophones. C’est pourquoi Katharina Loix van Hooff a fait le choix de publier des traductions depuis toutes les langues européennes… sauf l’anglais. En 2021, elle a fondé les Argonautes, et depuis, elle se bat infatigablement pour la défense des langues rares. Son but : rendre les littératures européennes aisément repérables sur un marché qui a tendance à les noyer, tout en sélectionnant ses auteurs avec une grande rigueur. « Acheter de la littérature traduite, explique Katharina, c’est faire le choix d’une littérature de qualité. Nous choisissons de publier des auteurs déjà sélectionnés par des maisons prestigieuses.» L’édition étrangère n’a certes pas le monopole du génie, mais les prix et distinctions permettent de repérer des auteurs déjà connus dans leur pays.
Pourtant, l’aire francophone regorge déjà de talents inexplorés, que la surproduction empêche de trouver leur place sur le marché. Traduire de plus en plus de langues et de plus en plus d’auteurs, n’est-ce pas participer de l’illisibilité du marché du livre en France ?1
« Au-delà du plaisir de la découverte, les littératures s’entre-fécondent, répond Katharina. Une littérature seule est une littérature pauvre. » Ainsi, la littérature traduite ne vient pas s’opposer à la littérature française, mais au contraire la rend possible ; l’enrichissement et le renouvellement induits par ces ouvrages sont ce qui permet aux lettres françaises de rester vivantes.
Pour repérer des auteurs étrangers, Katharina se repose sur son réseau de collègues, d’agents et de traducteurs, notamment lors des grandes foires. Les choix ne sont pas toujours facile, car le marché de la littérature traduite est difficile. « Ce qui nous fait avancer, ce sont des lecteurs – souvent des lectrices, d’ailleurs – qui ont la passion des langues et des voyages. C’est un public qui va découvrir la littérature d’un pays, puis des pays voisins ; par exemple, une lectrice qui se plonge dans la littérature croate, puis bosniaque, puis serbe… C’est la relève de la génération Erasmus. » Les Argonautes font aussi face aux défis inhérents à l’édition indépendante : « pour chaque titre, nous envoyons environ 300 exemplaires à la presse, aux critiques… C’est un chiffre énorme ! Et une exception française : à l’étranger, ce genre de choses se règle par un envoi de PDF, » souligne Katharina.
Malgré ces difficultés, la petite équipe des Argonautes ne baisse pas les bras. Le catalogue continue de s’enrichir de textes étranges et inattendus, car la terre est vaste et les langues infiniment nombreuses.
Trois recommandations des Argonautes
Tigre
Jānis Joņevs - Traduit du letton par Nicolas Auzanneau
Jeune auteur déjà traduit dans de nombreuses langues, Jānis Joņevs signe ici douze nouvelles charmantes et farfelues : le monde s’écroule mais, heureusement, il reste des bouteilles de vodka. Un texte très libre qui, entre autres, nous emmène à la rencontre d’un congrès d’ufologues en forêt amazonienne…
Junil
Joan-Lluís Lluís - Traduit du catalan par Juliette Lemerle
Joan-Lluís Lluís, prolifique écrivain français d’expression catalane, s’est rendu célèbre par ses nombreuses prises de position en faveur des langues minorées. Dans Junil, il nous raconte le périple d’une jeune libraire qui choisit de s’enfuir avec ses amis esclaves. Un roman subtil et poétique, où le thème de l’oppression de la femme croise celui de l’oppression linguistique.
Le village secret
Susanna Harutyunyan - Traduit de l’arménien par Nazik Melik Hacopian-Thierry
Dans un village reclus au milieu des montagnes arméniennes, le chef Harout est le seul à connaître les chemins qui mènent à l’extérieur. L’autrice de ce roman brut et envoûtant, Susanna Harutyunyan, n’avait jamais voyagé en-dehors de l’URSS ; la traduction de ce roman lui a valu des invitations dans plusieurs festivals de littérature à l’international.
Image de couverture : Viktor Forgacs sur Unsplash
Bien sûr que non. C’est une question rhétorique. Une vie sans polars islandais ne vaudrait pas la peine d’être vécue.